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Et la tête du monsieur elle fait SPLASH ! (les films d'Horreur)Festival de CannesLe Grill a aimé

Mise à mort du cerf sacré

Mise à mal de la critique ciné :

 

Né à Cannes avec Canine dans la cuvée un certain regard 2009, révélé à un public plus large avec The Lobster en 2015 en compétition officielle (prix du jury), le réalisateur grec Yorgos Lanthimos rencontre aujourd’hui son premier désaveu de la critique, du moins française car aux USA il tourne autour de 75% d’avis positifs. Ce qui, vu les thèmes franchement morbides de sa filmo, leur présentation à la fois millimétrée et rugueuse associé à son refus d’arrêter de perdre son spectateur dans son foisonnement symbolique où la référence mythologique obscure côtoie l’absurde le plus abscons, n’est pas exactement surprenant. Enfin si, on est même étonné que ça ne soit pas arrivé avant.

En même temps avec un titre d’œuvre d’art contemporain et des affiches qui donnent déjà mal à la tête, fallait pas s’attendre à du Michael Bay.

Comme l’a souligné Willard, “il a une notation de Danny Boon” avec quatre étoiles de Télé Loisir pour une seule du monde et de première. Est-ce pour autant que Mise à mort du cerf sacré à des relents de comédie franco-franchouillarde ? Même. Pas. En. Rêve.

On récapitule, au-delà d’être l’œuvre la plus proche d’un croisement entre Desperate Housewives et The Shining, le film présente le quotidien d’un couple de médecins réputés et leurs deux marmots qui vont voir débouler dans leur banlieue huppée et leurs vies un jeune homme étrangement inquiétant (Barry Keoghan, aussi dans Dunkerque, la légende raconte qu’il est censé évoluer en Adam Driver au level 25) qui va quelque peu mettre à mal leur quotidien. À partir de ce point, le film prend une toute autre tournure en virant dans le [réservé à la partie spoil].

Nicole Kidman et Collin Farrell se sont retrouvé en tête d’affiche de deux films à Cannes, les Proies (Sofia Coppola) et Mis à mort du cerf sacré. C’est vraiment un petit monde.

S’il ne passe pas par la dystopie comme dans The Lobster, Mise à mort du cerf sacré (titre de l’année/20) conserve le parti de confronter ses personnages à une règle absurde, inexplicable au point d’en être cruellement injuste, et de les observer se débattre contre la fatalité façon fourmis contre gamin avec loupe géante par beau temps. Certains ont rejeté en bloc un cinéma qu’ils qualifient de sadique, une appellation que l’on ne va pas contester tant Lanthimos déploie des trésors de mise en scène pour la vivisection morale de son casting ; dès fois que la première scène n’aurait pas suffi à faire comprendre qu’ici on opère à cœur ouvert. Sans parler que les tabous cinématographiques ça ne lui parle pas trop. Bizarrement on a du mal à s’en plaindre quand même.

Yorgos, narrateur muet et omniscient, devient adepte des plongées renversantes pour représenter le divin, n’hésite pas à marquer l’attrait de ses personnages pour la mort par une malaisante séquence fétichiste entre Nicole Kidman et Colin Farrell, ne lésine pas sur le bizarre pour atteindre une violence morale rare, à la Haneke des grands jours. Bref, il secoue le cocotier et retourne des grands thèmes comme la vengeance, le fait d’être parents, le passage à l’âge adulte, pour en donner sa vision quasi insoutenable parce que son art ne semble pas décalquer la réalité mais toucher à ce qu’il y a en dessous, à une forme d’inconscient pervers et polymorphe sous-entendu dans le moindre acte, surtout les plus banals. Bref, il démasque le quotidien et il n’a pas vraiment une gueule de porte-bonheur.

Barry Keoghan est visiblement promis à une grande carrière de second rôle mettant instantanément mal à l’aise.

Je déteste dire ça d’un film mais très clairement cette œuvre ne s’offre pas à tous. Son rythme posé, ses impératifs esthétiques, son scénario avec un sous-texte planqué dans la composition de ses plans, son jeu d’acteur malaisant et ses rappels au théâtre antique sont là pour secouer le spectateur, pas comme un Mother hystérique et fin comme un concours de conduite de tracteurs bourré à la fête de la patate de Gembloux, mais plutôt comme un Lynch, Hitchcock ou certains Cronenberg, en happant l’auditoire pour lui faire suivre jusqu’au bout son propos métaphysique (ou mystifiant, chacun son ressenti). Si vous avez vu The Lobster comme une porte d’entrée vers une attirante étrangeté alors n’hésitez pas à en passer le seuil avec sa nouvelle œuvre, terriblement maîtrisée, mais si les délires mortifères capillotractés vous indifférent, épargnez-vous la version gréco-Cannoise auteuriste de Bambi.

L’affiche originale présente une belle composition en accord avec les thèmes du film. Le montage fait que le monolithe noir central (Kubrickien jusque dans sa promo) écrase le personnage de Colin Farrell. Il y transparaît l’importante notion de fatalité du récit, de soumission à une force supérieure, soulignée par les deux lis d’hôpital vide qui suggèrent immédiatement le deuil.

Spoiler/tentative d’interprétation/Spoiler :

À partir de ce point, le film prend une toute autre tournure en virant dans le fantastique. La rupture est même clairement signalée, elle se situe dans l’American’s Diner où Barry Keoghan énonce clairement sa malédiction à Colin Farrell. Yorgos Lanthimos veut, à l’inverse de ses autres films où ses personnages sont déjà dans un univers absurde au moment où le récit commence, introduire un véritable élément perturbateur à la situation initiale de Mise à mort du cerf sacré.

Placer des éléments fantastiques dans un milieu médical avec un héros chirurgien, donc un symbole de la raison et de la science, les rend d’autant plus inquiétants car plus inexplicables.

C’est pour cela que toute la première demi-heure paraît si « normale » avec une vague histoire de thriller médical de soap opéra, même les noms des personnages, Steven, Anna, Kim, Bob, Martin, sont excessivement banals un peu comme Haneke appelle la plupart de ses personnages Anne et Georges pour s’en détacher (à noter que dans Lobster, seul le personnage de Colin Farrell, David, était nommé). Une fois que Martin révèle sa nature divine, le film ose un anachronique décalquage de la structure de la tragédie grecque classique (ou à la Iphigénie/Phèdre, on ne va pas oublier que Lanthimos était metteur en scène de théâtre avant de devenir cinéaste) en enfonçant à fond le clou de la fatalité tout en gardant sa musique pompeuse et ses plans cinématographiques à l’excès, refusant tout modernisme. Les personnages sont soumis à un destin injuste puisqu’il n’est même pas certain que Colin Farrell soit responsable de la mort du père de Martin, ni même que Martin ait seulement un père. Cette malédiction surnaturelle irrépressible de même que la nature « divine » de Martin se confirment à de nombreuses reprises, quand il parle avec Steven en bord de fleuve et que le soleil auréole Martin entre deux immeubles, l’attraction surnaturelle qu’il exerce sur Kim (Raffey Cassidy), les plans de haut quand Bob (Sunny Suljic) perd l’usage de ses jambes, filmé comme si vu du ciel, et tout le jeu sur les contres plongés avec une composition centrale quand Martin trône avec un plat de pâtes ou attaché dans le garage. Même captif, on l’adule et on se prosterne devant lui.

Le fait qu’il regarde Un jour sans fin (Groundhog Day) fait aussi un parallèle à la situation de Steven, le film de Bill Murray montre son personnage perdu dans une sorte d’inexplicable malédiction dont il ne sortira qu’en trouvant une sorte de rédemption très bien-pensante. Ici Lanthimos déforme le propos, la « sortie » se fait par un meurtre laissé au hasard (la notion de Fortuna, ou roue de la fortune, là aussi très présente dans le théâtre grec) dont les personnages ne semblent assumer aucune conséquence. Lanthimos fait fort en ce qu’il va déconstruire la narration du genre de film auquel la première demi-heure de Mise à mort du cerf sacré semble appartenir (thriller/comédie américaine dans une pette banlieue proprette), sans taper jusqu’à Dérida, on va dire qu’il va retourner tous les processus narratifs (péripéties, élément perturbateur, révélation) en les heurtant au mur absurde de la malédiction de Martin. Quatre-vingt-dix minutes au moins du film ne servent qu’à montrer Steven et Anne abandonner tout espoir et se plier au sacrifice que réclame le dieu pour un retour presque grotesque à l’ordre initial sans évolution apparente d’aucun des personnages.

 

Certains plans donnent vraiment l’impression que l’on assiste à l’histoire comme un voisin avec des jumelles ou un observateur indiscret, renvoyant vraiment à un rôle voyeuriste du spectateur.

Forcément son parti pris épuré, presque abstrait, peut permettre une foultitude d’interprétation. Le film peut être vu comme un plaidoyer contre la vengeance, contre le manque de compassion face au patient dans un système hospitalier trop capitaliste, comme une métaphore du deuil d’un enfant par un couple. Personnellement, je pense que Lanthimos s’est toujours attaqué à réfléchir sur un sujet dans chacun de ses films en l’amplifiant au point qu’il en devienne absurde, au sens littéraire du terme :

  • Dans Canine, l’éducation des enfants. Des parents veulent tellement garder leurs gosses prêts d’eux qu’ils inventent tout un monde dans leur propriété pour les séquestrer, les gamins ayant bien vingt ans passés.
  • Dans Alps, le deuil. Des gens tellement tristes d’avoir perdu un proche vont payer des acteurs pour imiter le défunt afin de les remplacer dans leurs vies de tous les jours.
  • Dans the Lobster, le couple. Une société rend illégal le célibat et tue les célibataires (les transforme en animaux, c’est un peu kif-kif), un célibataire va s’échapper et rejoindre des résistants qui au contraire interdisent les couples, et c’est là qu’il va tomber amoureux.

Dans Mise à mort du cerf sacré Yorgos est plus subtil, plus ambitieux aussi. On l’a dit, il ne va plus introduire un univers étrange mais au contraire introduire l’étrange dans un univers réel. Il part d’une structure classique : famille américaine -> élément perturbateur -> la famille se déchire pour mieux se retrouver -> élément final, retour à l’ordre ou nouvel équilibre, en y insérant un élément perturbateur tellement extravagant et déraisonnable qu’il va quasiment faire basculer le film dans le récit d’horreur. Il remet les compteurs à 0 et nous fait découvrir sous un jour nouveau tous les archétypes qui peuplent son film en les projetant en dehors de leur zone de confort. Il en résulte une version antipathique, empoisonnée et malade de ce que le spectateur est habitué à voir, prenant à rebrousse-poil toutes les cinéphilies, surtout celles qui sont plutôt américanophiles. Personnellement je conçois que le propos puisse rebuter, je pense même qu’il est fait pour ça, mais je vais au cinéma pour me prendre des baffes et je continue à penser que Lanthimos a un sacré coup de poignet.

 

Mise à mort du cerf sacré

  • Est
  • N'est pas
  • Considéré à raison comme faisant partie d'un cinéma sadique ou cruel
  • Sans un peu d'humour, bien noir et cynique
  • Une réflexion poussée et dérangeante sur notre rapport à la mort, à la fatalité et au divin
  • Un film facile, on est sur du récit cryptique sujet à interprétation
  • Joué de façon théâtrale avec une retenue typique des Lanthimos
  • Pour ceux qui n'ont pas aimé The Lobster, alors là c'est mort, t'en aura marre en dix minutes
  • Un régal pour la mise en scène et le cadrage
  • Vain ou creux, même pour ceux qui n'ont rien compris
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