Loading...
Le Grill a aiméSorties Cinéma

Joker

La valse du pantin

Oubliez Suicide Squad débilitant, le projet Justice League comme un frankenstein abominablement raté, Aquaman le Marvel du pauvre ou autres Shazamerie cretinoïdes. Joker constitue un petit miracle dans la catégorie désormais reine du film de super-héros, pour la simple raison que cette “origin story” du clown prince du crime est bien la seule production DC/Marvel à pouvoir prétendre au statut de film d’auteur, largement au-dessus d’un terrain à peine défriché par Logan -qui fait gentiment épisode de téletubbies à côté, soyons francs- pour atteindre (sans rougir, si si) l’aura de ses maîtres avoués, Taxi Driver ou La valse des pantins.

Her, Les frères Sisters, Gladiator, Walk the line, The immigrant et ses deux collaborations avec Paul Thomas Anderson, Joachim Phoenix, réputé fou et actor’s studio jusqu’à la moëlle, délivre une nouvelle performance unique dans ce film en grande partie écrit pour lui.

Avertissement toutefois, le premier car ils seront nombreux, Joker n’est en rien un film d’action et à peine un film de super-héros, on partage deux heures durant la vie d’un homme très malheureux pas non plus cablé bien comme il faut. Fuyez la salle de multiplex bondée d’adolescents en deuil d’Heath Ledger pour trouver un petit ciné indé avec trois vieux piliers de cinémathéques qui roupillent, Joker mérite de se déguster au calme. Tellement peu “comics” que je suis un moment sorti du recit quand est mentionné pour la première fois Gotham City. “Ah oui c’est vrai que c’est la que ça se passe” car Joachim Phoenix est à chaque instant sidérant dans sa représentation d’Arthur Fleck, paumé psychotique que l’on ceuille pas très frais pour le lâcher complètement fou. En somme, si le fan se délectera souvent de la manière dont le comics nourrit organiquement cet univers (la réécriture de Thomas Wayne est splendide), certains “passages obligés” de la mythologie Batman font presque tache dans ce récit si novateur par ailleurs.

Si le personnage est souvent cité comme le méchant de bande déssiné le plus populaire de tous les temps, les acteurs qui l’ont incarné, et surtout la mort subite d’Heath Ledger, ont ancré le Joker comme un incontournable de la pop culture… C’est probablement pour cela que ça semble être une souffrance atroce pour beaucoup de journalistes de parler en bien du gagnant de la Mostra de Venise sans en faire une tartine sur le monde des Blockbuster auquel il n’appartient pourtant que de très loin. Comme quoi il est parfois plus simple pour les studios de lancer un projet risqué que pour la critique de le recevoir…

Dans les concessions qu’il ne fait pas, Joker préfère à une narration sur des rails une véritable introspection de son personnage. On partage son point de vue sur le monde âpre et menaçant qui l’entoure. Tout au fond de la fracture sociale Arthur Fleck, handicapé mental souffrant de crises de rire nerveux incontrôlable, se berce d’illusions de grandeur entre deux phases dépressives. La caméra rivée sur son regard allumé et ses grimaces tristes provoque une de ces empathies qui dérange, de celle que l’on avait pour Travis Bickle (De Niro, bien que peu présent, n’est pas là pour rien) ou Alex Delarge, un héros négatif, qui s’accomplit au détriment de la morale, voire du bon sens. L’handicap dont il souffre fait aussi penser à Sympathy for Mister Vengeance (Park Chan-Wook) où comment la mise au ban de certains individus provoque, via les catalyseurs que seul le ciné ou le roman apportent, une escalade dans la violence et le sordide.

Anticlimatique, sincère, réaliste dans sa présentation des affres de la folie et de la dépression, soutenue par une mise en scène inspirée, Joker à tour d’un grand. Et s’il prend parfois des accents Scorsésien, il a l’intelligence de ne jamais copier. Et encore, le Scorsese auquel il m’a fait le plus penser est son court-métrage ” The Big Shave” pour la violence absurde qu’il dégage.

Un film pour public averti alors, car sa noirceur égale sans souci les pages les plus aigus de Vertigo (le label “adulte” de DC comics), Gotham des années 80 vaut très bien le New York des années 2010 où l’on laisse les armes à feu en libre-service tout en coupant l’accès aux soins des plus démunis (suppression de l’obamacare, par exemple) avec le gavage abrutissant de la télévision pour seule distraction, forcément Joker prend des airs de Cassandre, prédisant le pire, peut être même en se contentant de le constater. Non, Joker n’est pas un héros, et pourtant on fait ici le choix de le filmer comme tel ce qui rend le propos d’autant plus grinçant. Joker est même cathartique tout en restant assez loin des itérations d’Heath Ledger ou de Nicholson, notre Joker Phoenix a du mal à articuler deux mots quand les autres sortent de grande tirade, il pige à peine comment fonctionne une gâchette quand les deux autres avaient parfois des allures d’action man, bref il est plus ancré dans la réalité, et c’est bien là ce qui le rend plus terrible, plus marquants.

Zazie Beetz, Domino dans Deadpool 2, interprète un petit rôle appuyant encore le fait que Joker refuse décidément tous les codes des adaptations de comics.

Pour le cinéphile, la surprise est d’autant plus appréciable que Joker prouve (pas pour la première fois mais ça faisait un bail que ça n’avait pas été aussi bien fait) qu’un gros studio peut accoucher d’un vrai film d’auteur. Le réalisateur, ici également scénariste, Todd Phillips réussissant à concrétiser sa volonté déjà sous-jacente dans War Dogs, de se tourner vers un cinéma plus cynique, plus anarchique, après avoir commencé par des comédies plutôt simplettes et commis Very Bad Trip 2 et 3, soit les mauvaises resucées plutôt honteuses d’un premier épisode déjà pas vraiment révolutionnaire même si sympathique.

Cette première affiche me rappelle celle de Shine de Scott Hicks, l’histoire d’un pianiste virtuose se battant contre ses troubles mentaux. On le répète, Joker est aussi inspiré que cinéphile, aucun problème là-dessus.

Joker sera pour beaucoup le film tant attendu vendu par une bande-annonce pour une fois non trompeuse, explorant enfin la face nihiliste et -forcement- fascinante d’un méchant quasi mythique de comics dont on verra les 100 ans de notre vivant (créé en 1940), pour les autres, il sera peut-être une première et salutaire introduction à ce qu’est capable de transmettre le ciné quand autant d’idées splendides sont réunies. A voir, pour la performance de Phoenix, pour le Gotham poisseux baigné de lumière qui est présenté, pour ce qu’il ose aussi bien faire.

Quant à la polémique qui entoure le film, on y consacre une news à part.

Joker

  • Est
  • N'est pas
  • Focalisé sur la vie d'un homme dérangé narrée de son point de vue
  • Pour un jeune public fan de super-héros
  • Une nouvelle performance exceptionnelle de Phoenix
  • Sans demander de son spectateur un peu de recul sur le point de vue ambigu adopté
  • Un film "tranche de vie" avec bien peu d'action
  • Une adaptation fidèle du comics, et en même temps si
  • Le premier véritable film d'auteur issu de la vague DC/Marvel
  • Sans quelques passages un peu plus attendus ou forcés que le reste, pour coller à l'univers Batman
Oui, il est aussi bon qu'espéré / 20