Loading...
Le Grill a aiméMostra de Venise 2018

Les Frères Sisters

Après le crépuscule

Avant de parler d’Audiard, attardons-nous sur John C. Reilly. L’acteur a beau être connu, et pour de très bonnes raisons (The Lobster, Boogie Nights, Carnage), il manquait à sa carrière un premier rôle marquant et il semble qu’il l’ait trouvé tout seul en lisant le roman du canadien Patrick deWitt. Touché par le personnage d’Eli, l’ainé des sanglants frères Sisters, il acheta les droits du roman en 2011/2012 pour le laisser dans un tiroir quelques années, le temps de trouver le réalisateur idoine. Cinéphile et même plus que ça, l’acteur pour la première fois producteur prit le pari d’Audiard dont il était fan, ce que l’on comprend parfaitement ici à la rédaction tellement le frenchie chapeauté se paye la carrière la plus intéressante de l’hexagone mais ça a dû être aussi facile à avaler pour les producteurs américains que l’idée d’envoyer Climax de Noé à l’Oscar du meilleur film étranger pour le comité de sélection français (rien à voir avec l’article mais ça m’a vénère pour le mois).

John C. Reilly, loubard sensible tiraillé entre deux mondes, tient ici son meilleur rôle. Sinon, Audiard a déclaré ne pas avoir aimé tourné avec des chevaux, mais il le leur rend bien.

Disons-le tout de suite, leurs craintes sont fondées, Les Frères Sisters n’a pas grand-chose à voir avec l’idée que l’on se fait habituellement d’un western. Faut dire qu’Audiard en a ostensiblement rien à carrer du genre, qu’il a tourné ça avec une équipe française entre l’Espagne et la Roumanie, et que C. Reilly, interrogé sur son western de l’âge d’or préféré, répond « Ceux de Sergio Leone » (soit des westerns spaghetti, ce qui reviendrait à ce que Daniel Craig réponde « la saison 1 de 24h chrono » à la question  « quel est ton James Bond favori »). Vrai faux-western donc, mais aucunement une parodie ou une œuvre cynique, si Les Frères Sisters s’insère mal dans le type de film où on est bien forcé de la classer (il y a des cowboys, des saloons, c’est crypto-gay et ça se passe pas au Pérou), il s’inscrit en revanche particulièrement bien dans la filmographie de son auteur dont il constitue un des sommets.

Sur le papier, les Frères Sisters semble même appartenir dans le genre du western crépusculaire, c’est-à-dire qu’il dresse un portrait de cette proto-Amérique pas propre sur elle en pleine transformation dans la seconde moitié du XIXème, quand les grands espaces indomptés se font grignoter par la modernité, quand les cowboys disparaissent pour rejoindre la légende. Son casting parfait sur toute la ligne a quelque chose de l’alignement de planètes : Charlie Sisters (Joaquin Phoenix, incarnant une nouvelle fois un être torturé d’une folie qui s’extériorise par accès de violence) représente l’ancienne garde, le mercenaire tête brûlée qui ne supportera pas le temps qui s’annonce où les colts ne feront plus la loi, Eli Sisters (John C. Reilly, trésor d’humanité à la rage contenue), vrai pilier du récit, oscille entre ces deux visions des USA, la sauvage et la capitaliste. En face d’eux, leurs proies, le duo Jake Gyllenhaal et Riz Ahmed, un détective humaniste et un chimiste idéaliste, deux utopistes qui croient durs comme fer aux matins qui chantent, de quoi poser un sacré cas de conscience aux deux frères, des antihéros limites salauds en comparaison. Au final, une certaine vision des USA, où l’histoire retient ceux qui sont encore debout à la fin en oubliant de préciser le prix qu’ils ont payé.

C’est la deuxième fois que Jake Gyllenhaal et Riz Ahmed se retrouvent ensemble à l’écran après l’excellent mais encore trop méconnu Nightcall.

On entendrait presque les villes pousser sur le chemin de nos frères dans ce pays en train d’être colonisé par des gens des quatre coins du globe, le monde moderne prend ses marques une brosse à dents à la fois et on a la sensation grisante de vivre avec nos héros la découverte de ce siècle en pleine évolution. Un progrès technologique pas sans danger, dans un récit porteur d’un message sur les temps modernes qui, s’il n’est pas tout à fait écolo, est au moins nuancé. On demeure quand même à des lieux de la communion quasiment chamanique ratée avec mère nature de The Revenant, ici les thèmes nourrissent l’histoire et l’histoire nourrit les thèmes. L’image foisonne de détail pour faire revivre ce bout de réalité historique, Jake Gyllenhaal est même allé jusqu’à apprendre son texte en phonétique pour capter cet accent d’antan.

Les scènes nocturnes où les pétoires antiques crachent des gerbes de flammes sont absolument splendides.

Reste le cœur battant de l’œuvre, Les Frères Sisters s’éloigne ou prend à rebrousse-poil tous les éléments du genre : les chevauchées ultra-verbeuses sont rarement contemplatives, l’introspection est montrée par des métaphores visuelles mais les duels sont en hors champs ou filmé de loin, le récit s’attache à déconstruire la figure du héros mâle taillé par l’ouest sauvage, décortiquant ses golgoths initiaux afin de révéler des grands enfants paumés. L’histoire narrée avec une tension constante refuse pourtant tout climax, partant sur les chapeaux de roues pour progressivement s’apaiser à l’inverse de n’importe quel autre récit, y compris ceux de Jacques Audiard ! (comme Dheepan qui se déroule dans un grand calme avant de bifurquer sur un final pour le coup très Western). Un second visionnage me sera nécessaire pour confirmer ce point mais je suis quasiment certain de n’avoir vu aucun « plan américain », ce cadrage à mi-cuisse pour souligner les gros guns, durant les 2h de cette épopée ultra personnelle où Audiard glisse 25 ans de cinéma à lui et pas une miette de celui des autres. Une démarche inverse d’un Django Unchained ultra référencé par exemple. Un récit à quatre voix qui se cherchent, luttent contre l’image du père, où même les femmes sont des hommes dans ce monde : Mayfield, le seul personnage féminin notable, est ainsi joué par l’actrice transgenre anglaise Rebecca Root. Audiard veut mettre à mal l’image du cowboy, du western, de ce cinéma à part et intouchable, et il le fait – comme à son habitude – avec une facilité presque déconcertante.

Les tribulations de nos héros tendent ainsi vers un serein dépouillement. Tout comme les colons qui abandonnent le mobilier encombrant leurs caravanes au fur et à mesure de leur migration, il faut accepter que nos protagonistes abandonnent tout ce qui fait la légende de Cinéma qu’ils sont censés incarner.

La photographie par Benoît Debie, partenaire de crime de Gaspar Noé, offre une image aussi sublime que le travail sur le son est dément. De son côté, la musique d’Alexandre Desplat, sans thème fort, soutient à merveille ce film rythmé comme un opéra. Sinon concernant Phoenix, paraît qu’il a demandé à Audiard de communiquer avec lui au premier jour de tournage.

Il apparaît rapidement qu’Audiard ne se concentre pas sur ce que l’on attend de ce type de récit mais sur ce qui l’intéresse lui, filmer une tranche d’un monde disparu à travers des petits détails ordinaires, flottant et périphériques. Son plaisir à le faire est aussi immense que communicatif, pour peu que l’on accepte de voir nos attentes contrariées à la moindre occasion et remplacées par de l’inédit qui fait tous les bons choix possibles au cinéma. Se faire happer par Les Frères Sisters n’est pas dur puisque tout ce que touche Jacques se transforme en thriller, mais cette fois le voyage comporte plus que jamais la promesse d’en sortir transformé, à l’égal d’une séance de La nuit du chasseur de Charles Laughton, seul film sachant se montrer tout à la fois aussi dur que cotonneux avec toujours cet arrière-gout d’apocalypse.

Au final, si certains lui reprochent de ne jamais prendre son envol, j’ai plutôt vu un film qui refusait de se poser, sans cesse alimenté d’idées nouvelles. Ce n’est pas un film qui interroge un mythe comme peut l’être L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, ni qui cherche à faire de ses héros le réceptacle de toute une époque comme Little Big Man, encore moins un film qui vise de longues et sublimes séquences de cinéma (cf Sergio Leone), c’est une œuvre complètement à part, un genre entier à elle toute seule. C’est bien simple, c’est le premier Western où j’ai l’impression que l’auteur et ses acteurs n’ont jamais vu un seul Western avant tellement la vision qu’ils délivrent de ce pan entier du 7ème art, le plus ancien, identifiable et visité, apparaît incroyablement neuve.

Audiard déclare en interview qu’il aimerait avoir fait « le dernier Western » mais je sens qu’au contraire, une telle impulsion est précisément ce qu’il fallait au style pour enfin traverser le Crépusculaire dans lequel il ère depuis 60 ans. Regardez Les Frères Sisters, regardez ce qu’il reste à montrer et à dire sur cette époque et ses habitants, Audiard nous offre une œuvre immense.

Et là tu te rends compte que Jacques dédie son film à François Audiard, son frère mort à 26 ans, et tu comprends peut-être pourquoi il a autant d’âme.  

Les Frères Sisters

  • Est
  • N'est pas
  • Un faux-western qui porte une proposition de cinéma complètement à part
  • Vraiment un Western, des fois que je ne l'aurais pas assez précisé
  • Le plus beau film de son auteur, pas forcément le plus intense
  • ...
  • Une perfection technique (image, éclairage, son, musique) sans pour autant chercher à être grandiose
  • ...
  • La meilleure performance de John C. Reilly au milieu d'un casting dantesque
  • ... (allez le voir)
Une des raisons profonde pour lesquelles je vais au cinéma / 20