La valse du pantin
Oubliez Suicide Squad débilitant, le projet Justice League comme un frankenstein abominablement raté, Aquaman le Marvel du pauvre ou autres Shazamerie cretinoïdes. Joker constitue un petit miracle dans la catégorie désormais reine du film de super-héros, pour la simple raison que cette “origin story” du clown prince du crime est bien la seule production DC/Marvel à pouvoir prétendre au statut de film d’auteur, largement au-dessus d’un terrain à peine défriché par Logan -qui fait gentiment épisode de téletubbies à côté, soyons francs- pour atteindre (sans rougir, si si) l’aura de ses maîtres avoués, Taxi Driver ou La valse des pantins.
Avertissement toutefois, le premier car ils seront nombreux, Joker n’est en rien un film d’action et à peine un film de super-héros, on partage deux heures durant la vie d’un homme très malheureux pas non plus cablé bien comme il faut. Fuyez la salle de multiplex bondée d’adolescents en deuil d’Heath Ledger pour trouver un petit ciné indé avec trois vieux piliers de cinémathéques qui roupillent, Joker mérite de se déguster au calme. Tellement peu “comics” que je suis un moment sorti du recit quand est mentionné pour la première fois Gotham City. “Ah oui c’est vrai que c’est la que ça se passe” car Joachim Phoenix est à chaque instant sidérant dans sa représentation d’Arthur Fleck, paumé psychotique que l’on ceuille pas très frais pour le lâcher complètement fou. En somme, si le fan se délectera souvent de la manière dont le comics nourrit organiquement cet univers (la réécriture de Thomas Wayne est splendide), certains “passages obligés” de la mythologie Batman font presque tache dans ce récit si novateur par ailleurs.
Dans les concessions qu’il ne fait pas, Joker préfère à une narration sur des rails une véritable introspection de son personnage. On partage son point de vue sur le monde âpre et menaçant qui l’entoure. Tout au fond de la fracture sociale Arthur Fleck, handicapé mental souffrant de crises de rire nerveux incontrôlable, se berce d’illusions de grandeur entre deux phases dépressives. La caméra rivée sur son regard allumé et ses grimaces tristes provoque une de ces empathies qui dérange, de celle que l’on avait pour Travis Bickle (De Niro, bien que peu présent, n’est pas là pour rien) ou Alex Delarge, un héros négatif, qui s’accomplit au détriment de la morale, voire du bon sens. L’handicap dont il souffre fait aussi penser à Sympathy for Mister Vengeance (Park Chan-Wook) où comment la mise au ban de certains individus provoque, via les catalyseurs que seul le ciné ou le roman apportent, une escalade dans la violence et le sordide.
Un film pour public averti alors, car sa noirceur égale sans souci les pages les plus aigus de Vertigo (le label “adulte” de DC comics), Gotham des années 80 vaut très bien le New York des années 2010 où l’on laisse les armes à feu en libre-service tout en coupant l’accès aux soins des plus démunis (suppression de l’obamacare, par exemple) avec le gavage abrutissant de la télévision pour seule distraction, forcément Joker prend des airs de Cassandre, prédisant le pire, peut être même en se contentant de le constater. Non, Joker n’est pas un héros, et pourtant on fait ici le choix de le filmer comme tel ce qui rend le propos d’autant plus grinçant. Joker est même cathartique tout en restant assez loin des itérations d’Heath Ledger ou de Nicholson, notre Joker Phoenix a du mal à articuler deux mots quand les autres sortent de grande tirade, il pige à peine comment fonctionne une gâchette quand les deux autres avaient parfois des allures d’action man, bref il est plus ancré dans la réalité, et c’est bien là ce qui le rend plus terrible, plus marquants.
Pour le cinéphile, la surprise est d’autant plus appréciable que Joker prouve (pas pour la première fois mais ça faisait un bail que ça n’avait pas été aussi bien fait) qu’un gros studio peut accoucher d’un vrai film d’auteur. Le réalisateur, ici également scénariste, Todd Phillips réussissant à concrétiser sa volonté déjà sous-jacente dans War Dogs, de se tourner vers un cinéma plus cynique, plus anarchique, après avoir commencé par des comédies plutôt simplettes et commis Very Bad Trip 2 et 3, soit les mauvaises resucées plutôt honteuses d’un premier épisode déjà pas vraiment révolutionnaire même si sympathique.
Joker sera pour beaucoup le film tant attendu vendu par une bande-annonce pour une fois non trompeuse, explorant enfin la face nihiliste et -forcement- fascinante d’un méchant quasi mythique de comics dont on verra les 100 ans de notre vivant (créé en 1940), pour les autres, il sera peut-être une première et salutaire introduction à ce qu’est capable de transmettre le ciné quand autant d’idées splendides sont réunies. A voir, pour la performance de Phoenix, pour le Gotham poisseux baigné de lumière qui est présenté, pour ce qu’il ose aussi bien faire.